Fondateur d’Exalead, François Bourdoncle est le co-chef de file du plan « Big Data », l’une des 34 priorités de la « nouvelle France industrielle » d’Arnaud Montebourg.
L’un des 34 plans de « reconquête » pour la nouvelle France industrielle d’Arnaud Montebourg a pour objet les « Big Data ». Fondateur d’Exalead, racheté par Dassault Systèmes, François Bourdoncle en est, avec le patron de Capgemini Paul Hermelin, le co-chef de file.
Il explique à Challenges le sens de sa mission, qui tient en une large part en l’évangélisation des entreprises sur les risques et les opportunités que promet l’utilisation des données personnelles, mine d’or du 21ème siècle.
Challenges. Vous êtes co-chef de file du plan « Big Data » pour la nouvelle France industrielle. Quel est votre rôle exact?
François Bourdoncle. L’organisation varie en fonction de chacun des 34 plans, et les chefs de file définissent eux-même la façon dont ils procèdent. Il ne s’agit pas pour nous de bâtir une nouvelle filière industrielle au sens classique du terme, comme c’est le cas par exemple pour le plan « Avion électrique ». Les Big Data sont quelque chose de beaucoup plus écosystémique et horizontal, parce que cela irrigue tous les secteurs.
Avec Paul Hermelin, nous rencontrons beaucoup d’acteurs, en vis-à-vis, lors d’ateliers ou de tables rondes. C’est un travail de terrain. Notre rôle est davantage d’expliquer aux entreprises ce qui est en train de se passer, de nommer les choses et d’alerter sur les enjeux économiques qu’il y a derrière. Car les barbares sont aux frontières et nous, nous sommes en train de jouer à la bergère au Trianon. Et aucune ligne Maginot ne pourra nous défendre.
Que voulez-vous dire?
Ceux que j’appelle avec provocation les barbares, ce sont les grandes entreprises du numérique comme Google, Apple, LinkedIn, Facebook, Amazon, etc., dont aucune n’est malheureusement française. Leur activité leur donne un accès direct au grand public et donc à ses données, qui sont leur outil pour se développer. Le risque pour les acteurs traditionnels est que ces grandes entreprises utilisent cet actif pour aller partout où il y a de l’inefficacité dans la relation clients, par exemple dans l’assurance, le crédit, etc. On le voit avec Google, qui est déjà sur ces créneaux et regarde maintenant vers l’automobile ou la maison connectée avec le rachat récent de la société Nest.
Mais il n’y a pas que Google. Dans l’industrie aussi, je connais des cas où IBM se glisse entre deux partenaires commerciaux pour imposer ses solutions technologiques, et devenir leur interlocuteur privilégié. On en arrive à un point où l’interlocuteur n’est plus celui qui détient la technicité de l’objet industriel, mais celui qui détient la technicité de l’optimisation de l’objet ou de la relation client grâce aux technologies du Big Data.
Autrement dit, les entreprises courent un risque sérieux, et grave, de se faire confisquer leur relation clients. Regardez le tourisme: la très grande majorité des ventes de nuitées d’hôtels en France se font sur les plateformes de réservation comme Booking. Dans cette bataille entre les Anciens et les Modernes, les Modernes réinstaurent de l’intermédiation. Et qui dit intermédiation, dit également sous-traitance et érosion des marges.
Les grandes entreprises françaises sont-elle réceptives à votre discours?
En fait, ça dépend des secteurs. L’automobile et la grande distribution ont compris ce qui se passait, et les assureurs et les banquiers sont très actifs sur le sujet. En revanche, il y a encore beaucoup d’industriels qui constatent seulement, mais avec effroi, à quelle vitesse leur univers concurrentiel est en train d’évoluer. Et il faut bien dire qu’à cet égard, le capitalisme français a un problème: il est beaucoup trop dans l’entre-soi et la courtoisie. Les barbares dont je vous parle n’ont pas les manières policées du capitalisme français. Ils sont dans une « co-opétition » féroce, et plus encore, dans la compétition généralisée, pratique qui est assez spécifique à l’économie numérique et qui régit son fonctionnement.
Que préconisez-vous au niveau des entreprises?
Deux choses. D’une part, elles doivent ouvrir leurs conseils d’administration et leurs comités de direction aux Modernes, pour que ces derniers les aident à comprendre comment ils voient les Anciens et comment ils s’y prendraient pour les attaquer s’ils étaient dans le camp adverse. Cette ouverture culturelle est absolument essentielle pour intégrer les modes de pensée et les « moeurs » de l’ennemi.
D’autre part, il faut revaloriser la notion d’innovation ouverte. A l’intérieur des entreprises, il y a plein de salariés qui ont compris et qui ont des idées pour évoluer, mais ils sont souvent étouffés par le système et l’inertie qu’il produit – en général, plus on monte dans la hiérarchie, plus il est politiquement délicat de faire bouger les lignes. Pour les grands groupes, il est aujourd’hui absolument vital de travailler avec des start-up, qu’ils rachèteront le moment venu, et à bon prix, acquérant ainsi les marchés, les clients, la relation clients, et l’expertise de ces sociétés. Parce que, jusqu’à présent, il faut bien reconnaitre que la tendance est plutôt de les racheter pour les tuer avant qu’elles puissent devenir des concurrentes…
Et au niveau de l’Etat?
D’abord, l’Etat lui-même peut être un vrai prescripteur dans les Big Data en faisant sa propre réforme. Il y a des secteurs évidents, comme la santé ou l’emploi, où l’utilisation des données personnelles serait fructueuse. Attention, on parle des dizaines de milliards d’euros.
Ensuite, le gros sujet est l’évolution de la loi informatique et libertés. Nous pouvons être fiers d’avoir exporté ce modèle au niveau européen, mais cette loi a un problème: la finalité initiale de la collecte des données personnelles est gravée dans le marbre, on ne peut pas la faire évoluer lors des utilisations ultérieures. Or les Big Data, ça ne fonctionne pas comme ça, ça bouge. La déferlante va faire craquer cette loi, c’est inévitable. Elle ne correspond plus à la réalité, ni surtout à l’urgence économique. Une piste pourrait être de la réécrire selon un principe de réciprocité: si on collecte nos données personnelles, nous devons nous aussi en tirer un bénéfice.
Par ailleurs, il faudrait peut-être faire passer la loi informatique et libertés d’une logique déclarative à une logique d’adhésion, en imaginant des labels associés à des processus industriels spécifiques. Quoi qu’il en soit, c’est un sujet à la fois essentiel et très sensible qui nécessitera une large concertation.
Par Jérôme Lefilliâtre
Source : challenges.fr