Nos ETI technologiques et numériques sont-elles condamnés à passer sous pavillon américain?
Qui veut bien racheter Dailymotion ? Saison 2. Le leader européen du partage de vidéo en ligne, propriété d’Orange, est encore une fois à vendre. Au printemps 2013, Yahoo s’était porté candidat. Sans succès. Le ministère du Redressement productif s’étant opposé à la cession des parts de l’Etat actionnaire. Cette fois-ci, des discussions avec un autre américain, l’éditeur de logiciel Microsoft, ont été entamées. Ce nouvel épisode illustre les difficultés des champions français de la technologie à porter les couleurs de la France au niveau mondial.
On connaissait le concept du “plafond de verre” en management – les niveaux hiérarchique supérieurs ne sont pas accessibles à certaines catégories de personnes -, le voilà décliné avec nos entreprises à succès : “Oui, à ce jour, les meilleures sociétés françaises de technologie sont condamnées à être achetées par des groupes américains”, déplore Gilles Babinet, “Digital Champion”, responsable des enjeux du numérique auprès de la Commission européenne. L’année 2013 ne manque pas d’exemples. Le record ? Il est pour Neolane, spécialiste reconnu du marketing digital acheté par Adobe pour 600 millions de dollars.
D’autres opérations :
EntropySoft, start-up dans l’intégration des contenus, passe dans le giron de SalesForces, Phenix Technologies, fabricant prometteur d’imprimantes 3D, est avalé par le numéro deux mondial du secteur, l’américain 3D Systems, Google met la main sur FlexyCore et sa technologie d’optimisation d’applications Android sur smartphone. Pour Jean-François Perret, animateur du cycle Prospective au think tank numérique Institut G9+, “d’autres pépites sont dans la ligne de mire des Américains”. A surveiller : Talend, héraut français du big data avec près de 100 millions d’euros de levée de fonds en 7 ans, Oodrive, le DropBox français et ses 25 millions d’euros de chiffre d’affaires, Withings, le pionnier français des objets connectés (plus de 30 millions d’euros levés en 6 ans) ou pourquoi pas Oscaro.com, nouvelle pépite du e-commerce grâce à la vente de pièces détachées automobiles neuves et d’origine sur le Web. Ses 250 millions d’euros de chiffre d’affaires aiguisent les appétits, en particulier de fonds qui se verraient bien financer le futur premier distributeur mondial de pièces automobiles sur Internet…
La chasse américaine
Comme une évidence. Le marché américain s’avère bien plus attractif que son homologue français pour toute société française qui cherche à se développer. La fertilité du terreau américain est le fruit de décennies de volontarisme industriel. La Silicon Valley n’est que la face visible d’un système qui favorise la concentration des parties prenantes de l’innovation : entrepreneur, université, financement. Rien de tel en France.
En outre, les entreprises américaines ont un ADN de croissance : toujours grandir, ne jamais s’arrêter en chemin. “En raison d’effets de taille de marché, les besoins de complémentarité notamment technologiques sont plus urgents pour les compétiteurs. Les sociétés américaines n’hésitent pas à investir très tôt dans des acquisitions pour s’offrir une innovation ou un brevet”, constate Gilles Babinet. Outre-Atlantique, le marché est beaucoup plus réactif aux nouvelles solutions et aux innovations. “Les groupes américains sont de véritables prédateurs numériques. Ils sont capables de mettre rapidement des sommes incroyables sur la table. Nous n’en avons pas en Europe”, déplore Jean-François Perret. Leur domination dans le secteur des technologies n’a jamais été aussi forte. L’Europe et la France sont des terrains de chasse privilégiés. Les dernières résistances européennes tombent une à une. Le rachat définitif de Nokia en 2013, longtemps leader mondial de la téléphonie mobile, par Microsoft illustre la perte de compétitivité du bloc européen.
La déshérence financière française
Deuxième problématique des champions français : l’accès difficile au financement. Bras armé de l’innovation, le capital-investissement apparaît aussi insuffisamment développé en France au regard des besoins exprimés. Selon le rapport Lauvergeon sur l’innovation en 2012, 6,1 milliards d’euros bénéficiaient en France à 1 548 entreprises quand, au Royaume-Uni, 14 milliards d’euros étaient investis auprès de 1 000 entreprises.
Cette situation se trouve aggravée par une capacité financière limitée des pouvoirs publics sur le long terme. Financer les premières années de vie de sa start-up en France reste possible. “C’est après que cela se complique. Pour les entreprises de taille intermédiaire, il n’y a pas vraiment de relais de croissance de financement”, constate Gilles Babinet. Là encore, le leadership est largement américain.
Selon le baromètre annuel EY sur l’investissement en capital-risque – investissements qui privilégient les sociétés en phase de développement avancé -, 29,7 milliards de dollars en 2012 ont été consacrés au financement d’entreprises aux Etats-Unis contre seulement 5,7 milliards de dollars en Europe. “Plus la France et l’Europe sont anémiées économiquement, plus la puissance financière nord-américaine devient manifeste. Quand un Google, un Microsoft ou un fonds de capital-risque vous fait l’offre du siècle, comment refuser ?”, s’interroge Jean-François Perret.
“Wishful thinking”
Les ETI françaises de la technologie sont-elles condamnées à passer sous pavillon américain ? Gilles Babinet se veut optimiste, estimant que “le plafond de verre ne durera pas”. Deux raisons : “Primo : le développement d’écosystème sur le financement de l’innovation.” Les tiroirs de responsables publics débordent de rapports au sujet du financement de l’innovation dans notre pays. Gouvernement, Medef, Conseil national du numérique, etc.
La Banque publique d’investissement (BPI) joue un rôle important. Le fonds souverain à la française a “sauvé” quelques entreprises françaises menacées d’être rachetées par des géants américains : comme Dailymotion, Viadeo, Avanquest, Soitec…. “Deuxio, le volontarisme de nos entrepreneurs qui n’hésitent pas à aller chercher les capitaux nécessaires à leur développement sur les marchés financiers américains à l’instar de Criteo.” En prenant en main son destin, le spécialiste du reciblage publicitaire est parvenu à lever 250 millions de dollars en Bourse tout en gardant la maîtrise de son avenir.
Ce que Criteo peut faire, pourquoi d’autres ne le feraient-ils pas ? Par ailleurs, de nombreux fondateurs de sociétés Internet de la nouvelle économie réinvestissent une partie de leurs gains dans des entreprises technologiques. “On peut espérer que ces gens-là contribuent à pérenniser l’innovation”, souhaite Jean-François Perret. Le marché nord-américain demeurera plus attractif et réactif. En revanche, le financement par le public ou par le privé, via des incitations, pourra au moins régler le plafond de verre du financement.
Déjà ça. de pris.
Par Edouard Laugier
Source : lenouveleconomiste.fr