Atos: big data is beautiful
‘Cela faisait longtemps que l’on discutait avec Atos à travers des offres commerciales communes », raconte Philippe Vannier, le patron de Bull, dont il a repris le contrôle en 2010 à travers la société Crescendo. « A l’automne dernier, poursuit-il, j’avais proposé un projet de rapprochement des activités d’Atos au Brésil avec les nôtres, très complémentaires, pour accroître notre présence dans ces régions stratégiques à forte croissance, à travers la création d’un joint-venture. » En poussant le raisonnement plus loin, c’est Atos qui propose le mariage à Bull, sur une base de 620 millions d’euros. Une offre en cash séduisante pour les principaux actionnaires, Orange et la Banque publique d’investissement (BPI), en plus de Crescendo.
Pour le symbole, Thierry Breton s’offre avec Bull une entreprise dont il a déjà tenu les rênes en 1993, avant de prendre celles de Thomson, de France Télécom, et de rejoindre Atos en 2008, après un intermède politique à Bercy entre 2005 et 2007 comme ministre de l’Economie au sein du troisième gouvernement Raffarin.
Depuis son arrivée, le groupe se flatte de ses coefficients multiplicateurs – doublement de son chiffre d’affaires, de ses effectifs et de ses marges, quintuplement de la valeur de l’action – en exploitant notamment sa culture d’intégration de nouveaux partenaires.
Car Atos est à lui tout seul un arbre généalogique de l’industrie des services informatiques française et européenne, dont les racines plongent dans plus de cinquante ans de fusions et d’absorptions entre les Segin, Sligos, Axime ou Sema hexagonales, puis avec Origin, la SSII du hollandais Philips, en 2000, et, en 2011, avec SIS, celle de l’allemand Siemens. De quoi constituer l’un des leaders du secteur employant 76 300 personnes pour un chiffre d’affaires de 8,6 milliards d’euros en 2013.
« Avec une trésorerie nette de 800 millions d’euros et compte tenu d’un levier d’endettement supérieur à 2 milliards d’euros, le groupe dispose des moyens financiers pour mettre en oeuvre sa politique d’acquisition », souligne-t-on chez Atos. D’autant que le groupe se réserve le droit de valoriser des actifs, à l’instar de l’introduction en Bourse fin juin de sa filiale Worldline, presque simultanément à l’OPA sur Bull.
Worldline est valorisée plus de 2 milliards d’euros
Cette pépite dont 30% du capital ont été mis sur le marché pour une valorisation globale de plus de 2,1 milliards d’euros est spécialisée dans les applications de paiement digital – du porte-monnaie électronique à l’e-commerce -, que l’on peut coupler avec les différents canaux commerciaux. Une activité en forte croissance, au niveau de rentabilité beaucoup plus important que les métiers classiques d’Atos, l’infogérance par exemple.
« Dans l’informatique traditionnelle, les marges attendues sont inférieures à 10%, quand on est bon, estime-t-on en interne. Sur les marchés du paiement électronique, le plus souvent rémunéré à la transaction, les taux de marge brute sont plutôt à deux décimales. » Pour 2013, Worldline annonçait ainsi une marge opérationnelle supérieure à 18%. Le champ de ce métier va désormais plus loin que le simple paiement en ligne.
En janvier dernier, Worldline a ainsi pris en main le nouveau site Internet de McDonald’s-France, dont le dernier développement permet de passer commande à partir de son smartphone. Du service client, du traitement de données, de la gestion sécurisée des transactions, certes, mais aussi de la collecte, voire du traitement des informations captées lors de ces opérations, et leur analyse pour connaître par exemple les habitudes des consommateurs ou leurs comportements face aux promotions ou aux innovations, avec tout ce que cela laisse imaginer comme « monétisation » potentielle de ce nouveau capital. Et ce que cela suppose comme puissance technologique en amont.
Objectif: gérer l’explosion du volume des données
Car c’est en fait l’ensemble du modèle de l’environnement informatique qui est bouleversé par l’irruption des nouveaux impératifs Big data et cloud et l’explosion du volume des données provoquée par la bombe Internet. Un phénomène d’une ampleur telle que tous les deux ans la planète génère autant d’informations que ce qui a été créé depuis que l’homme est sur terre
« L’accélération s’amplifie encore avec l’essor des télécommunications mobiles, constate Olivier Cuny, secrétaire du conseil et du comité exécutif du groupe. Il y a actuellement quatre milliards de smartphones dans le monde, et sept milliards de cartes SIM, qui se trouvent au coeur de l’interconnectivité, ce qui correspond au nombre d’habitants de notre planète. » L’évolution de l’industrie informatique vers un métier global est si profonde que l’appellation originelle de SSII – Société de services d’ingénierie informatique – se démode au profit de ESN – entreprise de services numériques.
« Etre présent dans l’environnement cloud et Big data n’est pas une affaire d’orgueil national ou d’entreprise, affirme Federico Pigni, enseignant-chercheur à Grenoble Ecole de management. C’est une question de dimensions et de capacités à atteindre pour affronter une compétition mondiale qui se joue avec de nouveaux acteurs. »
L’activité du groupe est trop limitée à l’Europe
Outre les leaders historiques du hardware désormais très orientés vers le software, comme IBM ou Hewlett-Packard, et les géants du conseil (Accenture, Capgemini…), il faut compter désormais avec les « émergents », tel l’indien Tata Consulting, fort de 300 000 salariés, ou les chinois du logiciel, Hisoft et Camelot Information System. Un nouvel univers international de concurrence se met en place, où l’on croise aussi les consommateurs géants de données informatiques que sont Google ou Amazon.
En intégrant la société « captive » de services informatiques de Siemens, Atos a réalisé une première étape d’internationalisation, essentiellement en Europe. Pas étonnant dans ces conditions que l’activité du groupe reste très axée sur le Vieux Continent avec un chiffre d’affaires réalisé à 80% en Europe du Nord, notamment en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et au Benelux avec, à chaque fois, un chiffre d’affaires de l’ordre d’1 milliard d’euros. Ce qui place le groupe dans les radars des grands groupes et sur tous les principaux contrats d’infogérance en Europe. Atos doit désormais répondre à l’exigence stratégique d’élargir la géographie de ses interventions.
Sur le plan de l’image, Atos dispose déjà de références fortes à l’international, comme l’infogérance des jeux Olympiques pour le CIO. Après la contre-performance digitale d’IBM lors des JO d’Atlanta, en 1996, c’est la Sema, désormais composante d’Atos, qui récupère ce contrat. Récemment reconduit jusqu’en 2024, il couvre l’ensemble des prestations de l’information, de la gestion de la billetterie à l’affichage instantané des résultats et des classements, en passant par les accréditations. Gros volumes d’informations, traitements effectués dans des sites distants, garantie des échanges… Autant de domaines où Bull, spécialiste de la sécurité informatique, peut apporter son « plus » technologique.
En dépit de sa taille modeste (1,3 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2013), le spécialiste français de la sécurité informatique, aujourd’hui intégré à Atos, dispose d’un savoir-faire unique en Europe : la conception et la fabrication des supercalculateurs, appelés aussi HPC (high performance computer).
La banque s’intéresse à ces monstres de technologie
Les spécialistes de ces enfilades d’armoires informatiques qui multiplient les milliards d’opérations constituent une élite de quelques acteurs, dont Bull fait partie. Ils sont américains, tels Cray et IBM, japonais (NEC, Fujitsu), ou chinois, comme l’Université chinoise de technologie de défense, dont l’ordinateur Thiane-2 est capable d’effectuer plus de 33 milliards d’opérations à la seconde. Ces monstres de technologie sont indispensables au calcul des prévisions météorologiques, aux simulations nucléaires, ou encore à la réalisation de crash-tests. Mais ils sont aussi recherchés sur des marchés plus larges, dont celui de la banque.
« La distribution bancaire doit améliorer sa productivité en accélérant sa capacité de traitement des informations tout en garantissant la confidentialité, explique Federico Pigni, de Grenoble Ecole de management. Sa rentabilité ne se fait plus sur les transactions, mais sur la business intelligence, le conseil à la demande du client et l’analyse des données. Celle-ci est réalisée en interne à partir de ses systèmes informatiques ou en externe, grâce aux services proposés par le cloud. Avec ses compétences accrues en termes de volumes de traitement et de sécurité, Atos a de quoi rassurer une nouvelle clientèle. » Et lancer l’offensive sur les zones stratégiques que sont les Etats-Unis et la Chine.
8,6 milliards d’euros
C’est le chiffre d’affaires 2013 d’Atos, avant sa fusion avec Bull (1,3 milliard d’euros de CA). Le rapprochement des deux entreprises devrait donner naissance au n°1 du cloud en Europe et à l’un des leaders de la cybersécurité.
Maîtriser la filière « cloud », un enjeu majeur
Que ce soit à Bruxelles, pour l’European Cloud Partnership lancé par la Commission en 2012, ou à Paris, pour préparer la partie cloud des 34 plans « Nouvelle France industrielle » demandés par François Hollande en septembre 2013, Thierry Breton est au coeur des réflexions.
Le patron d’Atos a présenté fin juin, devant un comité interministériel, un rapport corédigé avec Octave Klaba, fondateur de l’hébergeur de sites Web OVH, consacré à l' »or noir de demain »: la valorisation de données toujours plus nombreuses rendue possible par les capacités de traitement hallucinantes de l’informatique. L’originalité du cloud est de proposer cette puissance « à la demande », en ne payant, comme pour l’eau ou l’électricité, que ce que l’on consomme. Entreprises ou administrations n’ont donc plus à réaliser les investissements en logiciels et en matériel, mais peuvent « délocaliser » leurs données chez un prestataire. « Pour notre pays, la maîtrise de cette filière est un enjeu considérable, explique Olivier Cuny, secrétaire du conseil et du comité exécutif d’Atos: économiquement en raison de la création de valeur que cela permet, et stratégiquement pour garantir notre souveraineté. » Contrôler ce secteur est aussi essentiel pour assurer la protection des données privées.
« Si l’on se positionne activement sur ce marché, ce sont de 40000 à 92000 emplois qui seront créés d’ici à 2020 dans les métiers de l’informatique, poursuit Olivier Cuny. Sinon, nous risquons d’assister à la destruction de 24000 jobs sur les 400000 actuels. » Bien entendu, l’Etat doit jouer un rôle déclencheur sur ces marchés par la mise en place, par exemple, d’applications spécifiques au sein de sortes d’Appstores pour les collectivités locales et les administrations, et par le soutien à la mutation numérique des entreprises. Mais les industriels comptent sur la création de labels sécurité aux niveaux français et européen afin d’instaurer la confiance vis-à-vis de technologies auxquelles on confie quasiment « les clés de sa maison ». En termes de confidentialité aussi bien que de localisation, le cloud doit être transparent.’
Par Christian David
Source : lexpansion.fr