Rencontre avec Maurice Saatchi, directeur exécutif de M&C Saatchi
« N’obéissez pas à quelqu’un qui ne parle que de chiffres ! » Maurice Saatchi est catégorique. Au siège parisien de l’agence M&C Saatchi.GAD, le dernier gourou de la publicité jette un pavé dans la mare. Le monde de la communication ne jure plus que par le big data, ces données massives qui numérisent le monde. Maurice Lévy, le patron de Publicis, en a fait son Graal dès 2007 avec l’acquisition de Digitas. Sa fusion en cours avec Omnicom a un but : maîtriser les données et pouvoir ainsi faire face aux Google et Facebook devenus des concurrents. Maurice Saatchi, lui, s’inscrit en faux. Le Britannique, qui a contribué en 1979 à la victoire de Margaret Thatcher avec le fameux slogan « Labour isn’t working » (jeu de mots signifiant à la fois que le Parti travailliste ne travaille pas et que ses méthodes ne marchent pas), ne croit pas aux indicateurs multiples. Ce jour-là, à Paris, il le martèle encore : « Méfiez-vous des chiffres, faites confiance à la créativité. »
Pour cet économiste de formation, l’écueil principal du big data est qu’il donne l’illusion de maîtriser le monde. « Il permet de tout prévoir, ironise-t-il derrière ses immenses lunettes en écailles de tortue. Grâce à lui, on peut savoir où sont les consommateurs, ce qu’ils aiment, ce qu’ils vont faire. La publicité se rapproche ainsi de la science. » Le pire dans cette quantification tous azimuts « est qu’elle banalise l’industrie de la communication. Elle devient un simple marché de matières premières où seul le prix compte, où le moins-disant l’emporte ». Lui n’a qu’un credo : Brutal Simplicity of Thought (la simplicité brutale de la pensée), titre de son dernier livre. « Pour marquer les esprits, il ne faut pas hésiter à simplifier. Et ce n’est pas simple ! », souligne le publicitaire, né à Bagdad en 1946, arrivé à Londres en 1947. Sa publicité mythique pour les cigare-tes Silk Cut (coupure de soie) en est une parfaite illustration : sortie en 1984, elle montre un tissu de soie violet balafré comme par un coup de canif.
Adepte de l’indépendance
Fondateur, avec son frère Charles, de Saatchi & Saatchi, la plus grande agence de communication des années 1980, Maurice Saatchi ne se laisse pas facilement abattre. Ejecté du groupe fin 1994, avec son frère, par des actionnaires qui leur reprochaient de voir trop grand sans en avoir les moyens, il recrée aussitôt une nouvelle entité, M&C Saatchi. Confiants, une quarantaine de cadres et quelques clients les suivent. Charles se consacre bientôt à sa galerie et à sa collection d’art contemporain, Maurice développe l’entreprise. Elle réalise 220 millions d’euros de chiffre d’affaires avec des clients tels que la marque d’alcool Ballantine’s ou le distributeur Dixon. Elle est aussi le noyau d’un réseau de 25 agences indépendantes présentes dans le monde entier. « La force de notre réseau, c’est d’abord que les gens qui travaillent avec nous sont leurs propres patrons, pas des salariés esclaves », assure ce libéral assumé.
Gilles Masson, Antoine Barthuel et Daniel Fohr, les cocréateurs de M&C Saatchi.GAD, sont de ceux-là. En 2008, Maurice Saatchi prête 1,5 million d’euros à ces trois anciens dirigeants de Leo Burnett Paris pour démarrer. Cinq ans après, le prêt est remboursé, l’agence compte plus de 100 salariés et réunit des clients tels que Yves Rocher, La Banque postale, la Française des jeux, Mini ou Nespresso. « Ce sont des hommes remarquables, souligne le sage Britannique en chemise blanche boutonnée jusqu’au cou. Qui, aujourd’hui, ose créer une agence à partir de rien ? » Il prise ceux qui savent imposer leur vision. Ses préférés : les patrons d’Apple, Amazon, Google, Microsoft et Facebook. « Vous imaginez, leur capitalisation boursière est supérieure aux deux tiers du PIB de la France, s’enthousiasme-t-il. Ils ont connu une réussite exceptionnelle parce qu’ils étaient motivés par la passion, un sens de l’objectif, l’envie de voir leurs rêves se réaliser. »
Combat contre le cancer
Son rêve à lui est désormais du côté de la médecine. « J’espère bien faire la couverture du Time avec ce titre : « Cet homme a changé la loi ». » Maurice Saatchi ne plaisante pas. Anobli en 1996, il siège à la Chambre des lords sur les bancs des conservateurs, et consacre une bonne partie de son temps aux sciences. Son combat est de faire changer les protocoles qui empêchent les médecins d’innover en matière de traitement du cancer. Sa femme, la romancière Josephine Hart, est décédée de la maladie il y a un peu plus de deux ans, et le publicitaire est inconsola-ble. Pas question de baisser les bras. L’action est son mode de vie.
Une proposition de loi porte maintenant son nom, la Saatchi Bill, qu’il espère voir inscrite au discours de la reine cette année et présentée au Parlement l’an prochain. « Les traitements sont médiévaux et les soignants ont peur de faire des erreurs en essayant des choses nouvelles, en accord avec les patients », poursuit-il. Il a vu leur effet sur les malades et plutôt que penser à la mort, il veut changer la vie.
Par Soizic Briand
Source : challenges.fr